La phrase embarrassée du comte Philippe de Ségur qui fut de l’Académie

jeudi 30 mars 2009

C’est la vieille main du hasard qui m’a fait remonter du fin fond de ma bibliothèque cet antique volume de la collection Nelson (petit éditeur d’autrefois au 189 rue Saint-Jacques) intitulé Un aide de camp de Napoléon de 1800 à 1812. Le comte Philippe de Ségur, sans doute parvenu à un grand âge, y romance sa vie. On y entend les bruits de botte des guerres de Bonaparte auprès duquel il est vite affecté comme officier d’ordonnance et aussi les rumeurs lointaines de la Révolution. Je suis arrivé à la page 112 et ce qui fait le charme de ces Mémoires c’est la façon dont l’auteur ennuage ce qu’il raconte, il bruine dans sa prose. On ne sait jamais trop si l’on se trouve au début ou à la fin de l’aventure. On a les yeux remplis de ce qu’il dit mais on ne sait pas trop ce qu’il dit. Il faut relire. Exemple :

J’avais dix-neuf ans et il se trouvait que je n’étais propre à rien, pas même être commis dans un bureau, en raison de ma mauvaise écriture. C’était là pourtant ma seule ressource. Le temps me pressait, et aussi l’humiliation de rester à la charge de ma famille. J’allais me résigner. Déjà même je m’efforçais tristement de devenir un très médiocre copiste lorsqu’un dernier voyage me ramena dans Paris. Ce jour-là, dès la barrière, une singulière émotion, que je remarquai dans l’attitude de chacun et sur tous les visages, me saisit d’un vague espoir. Les révolutions se succédaient alors rapidement ; j’en pressentis une. Au milieu des proscriptions renaissantes et dans ma détresse, je n’avais qu’à gagner à un changement. Désenchanté de mes rêves et rendu par le malheur au monde réel, pour la première fois je pris part à la chose publique. La curiosité, un vif intérêt même m’entraînèrent et me détournèrent à tous risques de mon chemin ; ne pouvant être acteur dans ce nouveau bouleversement, je voulus en être témoin. J’ignorais tout ; je n’osais questionner personne, mais un puissant instinct me guida. Il me conduisit droit vers celui dont la destinée devait bientôt entraîner la mienne. C’était à l’heure même …

Mais de laquelle s’agit-il ? On sent tellement les minutes d’autrefois enchâssées dans une heure plus récente, ce présent dont le comte Philippe de Ségur ne parvient pas vraiment à se rendre contemporain tant ses origines aristocratiques le ramènent à une humeur d’ancien régime. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il pense, il est d’avant. La Révolution n’est pas encore passée sur lui. Beauté de ce langage incertain qui doute de ce qu’il prononce, émet. On y lit plus l’ombre des faits que les faits eux-mêmes. Je continue ma lecture.

Michel Chaillou