Lire à porte perdue, recherche des points d´extase

28 décembre 2008

C’est chez Balzac. Pour celle et ceux qui connaissent Paris, du côté de la rue de Fleurus. Pas si loin que ça du Luxembourg. Comment mieux vous expliquer ? J’ai pris l’habitude de m’introduire de nuit (car la lecture est une nuit à qui sait lire à tâtons) chez le maître de La Comédie humaine, non pour dérober quoi que ce soit mais pour m’imprégner de ces épousailles secrètes des choses et des hommes qui caractérisent l’intérieur de ses maisonnées. Mais avant, il faut parcourir tant d’autres rues, de ruelles, d’impasses multiples, se fier au flair des mots qui vous conduisent. La rue chez Honoré, comme il le dit, « a des qualités humaines », des partis pris, elle se rebiffe, vous mord au talon, ou vous accompagne poliment sans trop soulever ses pavés. La rue chez lui c’est certes quelque chose qui vous mène d’un lieu à un autre mais qui éprouve aussi du sentiment ou du ressentiment envers ceux qui l’empruntent. Ce n’est pas un territoire indifférent, certaines ont du cœur, d’autres vous affrontent avec haine au point de se changer en impasses. Ne croyez pas que j’invente. Ecoutez plutôt.

Il est dans Paris certaines rues déshonorées autant que peut l’être un homme coupable d’infamie ; puis il existe des rues nobles, puis des rues simplement honnêtes, puis de jeunes rues sur la moralité desquelles le public ne s’est pas encore formé d’opinion ; puis des rues assassines, des rues plus vieilles que de vieilles douairières ne sont vieilles, des rues estimables, des rues toujours propres, des rues toujours sales, des rues ouvrières, travailleuses, mercantiles. […] Il y a les rues de mauvaise compagnie où vous ne voudriez pas demeurer, et des rues où vous placeriez volontiers votre séjour. etc. (Ferragus, chef des dévorants)

Comment, quand on lit Balzac, n’en pas devenir le rôdeur impéniten? Qu’on les suive, on arrivera un jour ou l’autre à la petite porte perdue que j’évoquais dans mon titre. Elle fléchit sous le poids du remord du côté du jardin du Luxembourg.

Paris a des rues courbes, des rues qui serpentent ; mais peut-être ne compte-t-il que la rue Boudreau, dans la Chaussée-d’Antin, et, près du Luxembourg, la rue DuguayTrouin qui figurent exactement une équerre. La rue Duguay-Trouin étend une de ses deux branches sur la rue de l’Ouest, et l’autre sur la rue de Fleurus.[…] La branche de cette rue qui débouche sur la rue de Fleurus est entièrement occupée, à gauche, par un mur au chaperon duquel brillent des ronds de bouteilles et des pointes de fer prises dans le plâtre, espèce d’avis donné aux mains des amants et des voleurs. Dans ce mur, il existe une porte perdue, la fameuse petite porte du jardin, si nécessaire dans les drames, dans les romans, et qui commence à disparaître de Paris. Cette porte, peinte en gros vert, à serrure invisible, et sur laquelle le contrôleur des contributions n’avait pas encore fait peindre de numéro; ce mur le long duquel croissent des orties et des herbes à épis barbus, cette rue à ornières, les autres murailles grises et lézardées, couronnées par des feuillages, là tout est en harmonie avec le silence qui règne dans le Luxembourg, dans le couvent des Carmes, dans les jardins de la rue de Fleurus. Si vous alliez là vous vous demanderiez: qui est-ce qui peut demeurer ici ? qui ? …. »

Cette interrogation, cette porte qu’il faut repousser pour entrer ou sortir n’ouvre pas seulement une histoire mais donne de l’âme à ce qui va suivre. Donner de l’âme à un récit, ce que je cherche. Il est bon pour l’imaginaire de patienter un moment sur un seuil, encore faut-il le trouver. Ces moments d’extase dans un roman où il ne se passe rien ou plutôt où le rien passe. Dans ces quelques pages de Balzac intitulées « Entre savants « , l’humanité est déjà présente dans le décor avant même qu’apparaissent les personnages, la porte bat comme un cœur et derrière le vieillard à gros ventre qui va en sortir à «trois heures du soir» en cette année 1827, on devine la palpitation d’un jardin et les trilles retenus de ses oiseaux. La littérature somme toute. Mais cette recherche des points d’extase quand on lit, quand on écrit alors que l’actualité s’ensanglante, que le froid sévit; que des hommes, des femmes, nos frères et nos sœurs, mendient dans les rues …
Tenir un journal de lecture, une sorte de bréviaire de solitude quand le malheur rôde partout s’avère bien sûr délicat à soutenir. Pourtant, heureusement qu’elle existe cette fumeuse porte!

Michel Chaillou