Apprendre à tourner la page

4 juillet 2008

L’on me dit parfois que la littérature serait en péril, que la grande masse du public s’en détournerait. Mais qui peut se
détourner de la vie intérieure ? Le style, cette manière de soulever le loquet de la réalité pour y découvrir ce qui s’y cache, intéressera toujours les noctambules du jour. Certes le plus grand nombre s’assemblera autour de ces chiffons de papier que le moindre lieu commun noircit, parcourra avec satisfaction la galerie d’horreurs des bêtises d’une époque, c’est-à-dire les best-sellers. Qu’y faire ? Mais les âmes rares, les acrobates de l’horizon sauront bien dépêtrer l’œuvre véritable des illusions verbales à la mode. Un de mes amis, grand éditeur, me disait autrefois (il y a des siècles) que lorsqu’une fiction rencontre immédiatement son public, c’est mauvais signe pour la nouveauté de sa narration, que toute œuvre de qualité doit être peu à peu apprivoisée. Que l’inventivité, c’est du sauvage et qu’à force de marcher dans la forêt profonde de son être on finit par apercevoir les grandes clairières où chacun s’assoit dans sa vérité, celle de l’œuvre qu’il découvre. Tout dépend donc du talent du lecteur. Il y a de grands interprètes en musique. Pourquoi n’en existerait-il pas aussi en littérature ? A force de pianoter entre les marges, de violoner le mot, la phrase, d’entendre le bruit sourd des substantifs, de s’alléger de la valse des adjectifs, ne finit-on pas par pénétrer dans des mondes dont les astres n’ont pas encore été dénombrés ? Plaisir de la lecture !

Je reviens de Bologne. Paris me guérira-t-il jamais de cette ville poétique ? Ouvrir l’une de ses portes, c’est tellement s’égarer en soi, entendre l’être intime qui nous bouge. Au bout de la rue, celle que m’ouvre ma rêverie, le bruit italien de mes pas sous un ciel chimérique que percent de nombreuses tours. Cette cité autrefois en possédait une centaine. Je leur invente des marches supplémentaires où je me tiens. Bologne, c’est un livre de pierres dont on ne parvient pas à tourner définitivement la page.

Michel Chaillou