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29 janvier 2008

Deux pages extraordinaires de Jules Michelet dans son Histoire de la Révolution française. Il s’agit, pour l’historien qu’il fut, d’expliquer les origines de la guerre de Vendée et il se produit presque à son insu une sorte de métamorphose exceptionnelle. Il ne s’agit plus de la Révolution ni même de la Vendée, il s’agit d’un monde bruissant que chacun de ses mots lève. L’obscurité trouve ici sa lumière mentale. Je ne résiste pas au plaisir de citer ce passage. Au coin du buisson, au coin de la phrase quelque chose se profile. Est-ce une forme ingénue de la beauté ? Entendez sonner le glas de ce Et par où le texte s’engage. La guerre civile a eu lieu dans la végétation. Nous sommes dans un pays de marais où ce qui apparaît disparaît déjà dans son apparition. Ce n’est pas de l’eau qui stagne entre les prairies, c’est du rêve que l’herbe assassine. La guerre est dans le cri de la chouette et dans la voix lugubre du hibou. On croit attraper quelque chose, la main se referme sur du vide. Un génie fuyant devance nos pas. Voici l’extrait du chapitre 2 du livre VIII intitulé « Le prêtre, la femme et la Vendée (août-septembre 1792) »

Et en même temps commence, dans les bois et les brouillards de l’Ouest, la vaste guerre des ténèbres. Aux landes du Morbihan, le long des îles brumeuses, aux sombres fourrés du Maine, dans l’humide labyrinthe du Bocage vendéen, apparaissent, sous formes douteuses, les premiers essais de la guerre civile. Une maison a été brûlée, un patriote assassiné, et là-bas, un autre encore. Par qui ? Nul n’osera le dire. La guerre qui, dans un an, amènera une grande armée sous les murs de Nantes, s’essaye encore timidement, au crépuscule ou la nuit. Ce sifflement, cette plainte, sont-ils la voix du hibou ou de la chouette ? Vous diriez l’oiseau de mort … Oui, et de la haie voisine, brille et part un coup de feu. C’est une guerre de fantômes, d’insaisissables esprits. Tout est obscur, incertain. Les rapports les plus contradictoires circulent dans le public. Les enquêtes n’apprennent rien. Après quelque fait tragique, les commissaires envoyés arrivent, inattendus, dans la paroisse, et tout est paisible ; le paysan est au travail, la femme est sur sa porte, au milieu de ses enfants, assise, et qui file ; au col son grand chapelet. Le seigneur ? On le trouve à table; il invite les commissaires ; ceux-ci se retirent charmés. Les meurtres et les incendies recommencent le lendemain. Où donc pouvons-nous saisir le fuyant génie de la guerre civile ? Regardons. Je ne vois rien, sinon là-bas sur la lande, une sœur grise qui trotte humblement et la tête basse. Je ne vois rien. Seulement j’entrevois entre deux bois une dame à cheval, qui, suivie d’un domestique, va, rapide, sautant les fossés, quitte la route et prend la traverse. Elle se soucie peu, sans doute, d’être rencontrée. Sur la route même chemine, le panier au bras, portant ou des œufs ou des fruits, une honnête paysanne. Elle va vite, et veut arriver à la ville avant la nuit. Mais la sœur, mais la dame, mais la paysanne, enfin, où vont-elles ? Elles vont par trois chemins, elles arrivent au même lieu. Elles vont, toutes les trois, frapper à la porte d’un couvent. Pourquoi pas ? La dame a là sa petite fille qu’on élève, la paysanne y vient vendre, la bonne sœur y demande abri pour une seule nuit. Voulez-vous dire qu’elles y viennent prendre les ordres du prêtre ? Il n’y est pas aujourd’hui. – Oui, mais il y fut hier. Il fallait bien qu’il vînt le samedi confesser les religieuses. Confesseur et directeur, il ne les dirige pas seules, mais par elles bien d’autres encore. Il confie à ces cœurs passionnés, à ces langues infatigables, tel secret qu’on veut faire savoir, tel faux bruit qu’on veut répandre, tel signal qu’on veut faire courir. Immobile dans sa retraite, par ces nonnes immobiles, il remue toute la contrée. Femme et prêtre, c’est là tout, la Vendée, la guerre civile.

L’on n’a jamais rien écrit de plus beau que ces deux pages retournées dans la fuite et le doute. Le sens vacille, la raison trébuche car bois et forêts et fleurs des haies participent au combat, cet arbre vous fusille, cette mare anéantit. Le labyrinthe du Bocage, ses chemins deviennent les bras armés du destin. Magnifique Michelet !

Michel Chaillou