Lectures

lundi 14 avril 2008

Portait de Lewis

Lu hier au soir un passage très étonnant de l’écrivain anglais de la fin du XVIIIe siècle Matthiew Gregory Lewis, l’auteur du fameux Moine célébré par les Surréalistes, lu donc dans son Journal de voyage à la Jamaïque où cet écrivain, alors âgé d’une quarantaine d’années, possédait quelques plantations vers lesquelles il voguait pleines voiles, lu que les marins de l’équipage, pour s’occuper l’esprit, alors que le vent soufflait et que la mer se soulevait, lisaient des ouvrages divers et qu’en particulier, quand l’un déchiffrait une comédie, l’autre se distrayait avec une brochure sur l’élevage des abeilles alors qu’un troisième déchiffrait à voix haute Les Souffrances du jeune Werther, et d’une voix monocorde comme celle d’une prière au temple ou à l’église.
Était-ce pour rendre l’écume des vagues moins illettrée, les récifs possibles plus humains ? Mais d’imaginer ces rudes personnages aux mains fortes se nourrissant de style alors qu’autour d’eux l’océan qui les portait n’en manquait pas m’a ému et d’une émotion qui ne devait rien au mal de mer. Imaginez la scène : les entrailles d’un navire, les voiles qui claquent au-dessus des têtes, un oiseau peut-être qui plane haut dans le ciel si les côtes de la Jamaïque s’approchent à bâbord ou a tribord, et cette volonté collective de déchiffrer l’inconnu d’un ou de plusieurs grands textes. D’ailleurs voici l’extrait en question (p. 32) du livre traduit par Liliane Abensour et édité par l’excellent libraire et éditeur José Corti en 1991 et toujours disponible :

Dimanche 17 décembre [1816]

Aujourd’hui, sans nul doute, par sens des convenances, et aussi parce qu’ils n’avaient rien d’autre à faire, tous les membres de l’équipage s’adonnèrent à l’étude. Le charpentier, avec le plus grand sérieux, déchiffrait une comédie ; Edward se consacrait aux Six Princesses de Babylone ; un troisième se distrayait avec une brochure sur l’Elevage des Abeilles, un autre avait emprunté au mousse Les Souffrances de Werther et le lisait à voix haute à toute une assemblée, dont certains sifflaient et d’autres baillaient ; et les transitions abruptes de Werther, les exclamations, les ravissements et les raffinements, lus d’une même voix forte et monotone, sans tenir compte le moins du monde de la ponctuation, produisaient un effet des plus étranges.

Alphabétiser la mer n’est pas une mince affaire ! Ce qui me touche c’est que Werther fut emprunté au mousse, que certains matelots baillent ou sifflent pour remplacer les virgules et les points qui ne sont pas respectés j’imagine, et durant toute cette scène qu’on peut bien qualifier de spirituelle puisque nous sommes un dimanche, le navire gréé pour l’Aventure et qui n’en perd pas une syllabe, progresse, laissant derrière lui un sillage tramé par le mystère. Il ne me reste plus aujourd’hui, 14 avril 2008, qu’à m’efforcer de retrouver le texte anglais original pour me rapprocher au plus près du tatouage qu’a dû laisser l’Atlantique sur de telles pages mordues par le sel. Demain peut-être ou un autre jour, une autre de mes lectures inactuelles.

Michel Chaillou