Essais

Extrait d’Un songe pourtant cadastrable » (Jacques Réda)

[…] Cette façon absolue d’envisager la littérature est un des mérites de Chaillou. La plupart des auteurs n’écrivent que pour annihiler les autres, et ceux qui plus ou moins n’ont pas cette préméditation, souvent à peine consciente et presque toujours vouée au ridicule, feraient pourtant mieux d’apprendre à jouer de l’harmonica. Mais l’ambition de Chaillou semble un peu différente. Il voudrait être tous les livres à la fois, non bien sûr dans leur multiple singularité décourageante, mais en mordant à même l’unique racine qui les alimente de son suc songeur et capiteux. Car s’il y a un rêve de L’Astrée, il doit y en avoir un qui rêve ce rêve de L’Astrée, en même temps que celui de cent mille autres bouquins. Un autre mérite consiste à ne pas se satisfaire de songer. […] En effet, élaborer une écriture qui permette d’entrer dans la substance profonde commune à tous les livres, c’est parer du même coup à tout danger d’encerclement. Voilà probablement ce qui explique la curieuse impression qu’on tire, à lire la moindre page de Chaillou, d’un mouvement qui tout à la fois s’enhardit et se dérobe, mouvement qui imprime son allure au livre pris en entier. Achevé Le Sentiment géographique, on se convainc d’avoir simultanément glissé jusqu’au fond du rêve de L’Astrée, et lutté avec un ouvrage qui ne traite jamais le sujet. Chacun à sa manière, Domestique chez Montaigne et Le Rêve de Saxe offre le même type de cohésion interne et de contrariété, un contraste encore plus tranché entre une fourmillante population de détails précis, érudits, et son but vers lequel chaque page qui dribble comme un virtuose étourdi, inspiré, s’enfonce comme dans un nuage hypnotique.

[…] J’imagine Chaillou devant sa page – pierre – nuage. Il guette, louvoie, fait marche arrière, rature, reprend, tombe dans d’insondables abîmes d’ennui, de mélancolie ou d’hébétude, puis soudain fonce (trois mots), fond comme fondent également ses métaphores qui provoquent un tourbillon d’air plein de plumes d’aigle, d’étincelles et de laine d’agneau. Ensuite ça recommence. Il n’a aucune facilité. Ceux qui, sur preuve, s’obstinent à lui en reconnaître une considérable, n’ont rien compris, et on leur conseille amicalement de se taire. On ne lutte pas au nom du facile contre une passion. Ainsi, naviguer toujplrs au plus près et s’abandonner à un rêve; conjuguer le sommeil et l’état d’éveil le plus pointu, cela revient sans doute à définir l’attitude idéale du poète, plus qu’en particulier celle de Chaillou. Mais je n’ai peu-être pas voulu dire autre chose, et cela me dispense d’une conclusion.

Extraits d »Une géographie du trouble » (Jean-Pierre Richard)

(A propos du Sentiment géographique)

Qu’est-ce que le « sentiment géographique » ? C’est, répond Michel Chaillou dans l’essai ainsi nommé, « cette évidence confuse que toute rêverie apporte sa terre », celle-ci étant à la fois son texte écrit et son pôle matériel, texte visitable comme un sol, lisible comme les pages feuilletées d’un livre. Ici, ce livre est L’Astrée, dont Michel Chaillou entame la « lecture herbagère et ce lieu le Forez, pays où depuis le fabuleux murmure des voix burgondes, jusqu’au XVIIe siècle précieux, puis jusqu’à nous, et par la médiation, entre autres, de ce genre littéraire oublié, mais apparemment si moderne, la pastorale, les bergers n’ont cessé de conduire leurs troupeaux les arbres de pousser leurs feuilles, les fleuves de couler leurs eaux, et les habitants de dormir (avec une perfection particulière, à en croire Chaillou) dans la lente rumination de ces merveilles. Ainsi se présente Le sentiment géographique, ce livre dont le charme constant ne doit pas masquer la profondeur ni sans doute l’ambition. A travers les méandres, parenthèses, repliements d’une seule longue phrase, dont le cours semble entièrement livré à l’empire de ce que Mallarmé, l’un des garants de l’aventure ici tentée, nomme le démon de l’analogie, ce qu s’invente et s’opère c’est, peut-être, une nouvelle façon de lire. Faut-il la définir ? On la dira fondée sur le principe d’une contamination, ou d’une contagion, ou plutôt d’une réversibilité générale mise en oeuvre (et sans cesse contenue, entretenue, nourrie par l’invention critique elle-même) entre les divers registres matériels, ou niveaux fonctionnels de la lecture. […]

(A propos de La Croyance des voleurs)

[…] Il y a donc dans ce roman un parler-voleur qui radicalise et théorise peut-être un certain parler-Chaillou, savoureux, toujours inimitable. De cette parole singulière, à la fois orale et raffinée, il faudrait, mais ce serait là un autre projet, reconnaître les principaux choix stylistiques, les figures aimées, la manière, unique, où une force des choses s’y lie à une « fortune des mots »,ou des « mots dans les mots », pour « dégourdir » le sens, dégeler le langage, à la manière rabelaisienne cette fois, l’y ouvrir au virtuel, à la surprise, à l’étrange. Mais à une étrangeté qui rejoint toujours un thème familier. […].

Ecriture de la cambriole encore, où les mots se mettent à courir (à voler) parce qu’ils sont de multiples manières (c’est la rhétorique) déviés, détournés de leur usage ordinaire. Et ce dévoiement rejoint une duplicité foncière du désir : « J’avais parlé voleur à Ellen, un langage double, à triple fond ? Du vrai en même temps que du faux, des phrases à grande poche. On y glisse ce qu’on veut. » Il y a ce que le langage sait, et aussi comme dans l’étagement d’une pyramide, ce qu’il ignore, ce qu’on découvre brusquement en lui, ou en nous.

Lire Chaillou, c’est vider à chaque moment cette « grande poche » d’écriture; c’est déverser sur nous le plein de sa besace, sa corne d’abondance.

Extrait d' »Un livre de sommeil » (Jacqueline Risset)

On peut rêver de livres qui sortent du sommeil comme d’un bain, portant encore sur eux son essence, ses gouttes, sa rosée. Mais peu d’écrivains, peu de personnages ont le courage de s’abandonner ainsi au sommeil qui anime et relie par liens d’herbe ce qui nous importe. Comme une seule phrase glissant insensiblement sur une surface horizontale et molle. Il s’agit du sommeil et du rêve ensemble, sans que le rêve domine: du sommeil et du rêve vus par la littérature, la littérature vue comme un usage plein, épanché, de la langue, en ce cas de la langue française – cette langue d’eau, cette langue glissante et transparente, émerveillante et sommeillante. Le Sentiment géographique, de Michel Chaillou, parcourt à la fois la plaine de Loire et les pages qui ouvrent les six mille de l’Astrée, en liant et fondant leurs composantes comme le font le sommeil et le rêve.

Michel Chaillou