La danse de la Princesse de Clèves

Un article paru au printemps 1978 dans l'hebdomadaire Les Nouvelles littéraires, à l'occasion du tricentenaire de La Princesse de Clèves

Deux êtres, elle, lui, sourde aimantation quoi que fassent les têtes de leurs gestes déjà unanimes à se joindre, ils dansent, la louange monte, nous sommes au Louvre, sans doute en février, mois actif, à l’occasion des noces célébrées demain de Claude de France, seconde fille d’Henri II, avec le duc de Lorraine dont la mère avait beaucoup travaillé à la réalisation d’un tel mariage, chuchotements, ils bougent, concert des étoffes, la musique polémique, ambiance impossible à restituer, comment les visages, l’aigu des yeux ? humanité de taille plutôt basse, politesse farouche, gris des fenêtres, dehors une multitude se poursuivant dans la boue, ils évoluent, Madame de La Fayette ne précise pas les figures : menuet ? courante ? « Le Roy et les Reines se souvinrent qu’ils ne s’estoient jamais veus« , elle, d’une beauté si parfaite qu’aucun mouvement de la désunit, lui, étonnant de douceur, aussi vif au jeu de paume qu’à la conversation, d’une complexité souriante, ils passèrent le jour à se parer, non par fatuité frivole, mais chiffonnant d’instinct à leur insu le mannequin qui naîtra de leur rencontre, ce héros automatique de leurs respirations précipitées, cette poupée élaborée par leurs mains se serrant quand, lui, Nemours, à quoi bon taire le nom qu’elle devina, enjambant les sièges, le ralenti du roman à cet endroit, s’approche d’elle immédiatement alertée de sa venue, « elle se tourna et vid un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir estre que M. de Nemours, qui passoit par-dessus quelque siège pour arriver où l’on dansoit« , elle fit une révérence, on entend le sang qui l’habille, l’admiration les transporte, M. de Nemours en donne des marques, ils se touchent, émoi, l’enfance encore en eux, ils se dégrisent à peine de leurs premières années, pourquoi avoir vécu tant de soirs sans s’éclairer l’un de l’autre ? ils tournent et s’engendrent, elle de lui, lui d’elle, deux jeunes gens filant l’ombre d’un troisième, unisson de leurs cœurs composés, et lorsqu’à l’interruption, le Roi et les Reines les appelèrent pour leur demander « s’ils n’avoient pas bien envie de sçavoir qui ils estoient, et s’ils ne s’en doutoient point », les réponses au delà des complications d’usage les révèlent courts de pensée, haletants d’un embarras qui les dénude, et le bal se poursuit, M. de Nemours danse avec la Reine Dauphine, Madame de Clèves parle au Chevalier de Guise, une violence légère les nourrit, le jour suivant elle le verra de loin, de près, des environs, de partout, est-ce l’amour que cette surprise qui altère les traits ? ils voyagent, un éclair du regard et les voilà ensemble au profond de la troupe qui les entoure, on joue à la paume, on court, la bague, un trait d’air qui les relie toujours, « de sorte que, se voyant souvent, et se voyant l’un et l’autre ce qu’il y avoit de plus parfait à la cour, il estoit difficile qu’ils ne se plussent infiniment. »
Se plaire infiniment, mystère translucide.

Michel Chaillou

« Madame de la Fayette, Une phrase pour un amour« , Les Nouvelles littéraires n°2633, 27 avril au 3 mai 1978
Michel Chaillou