Lecture pêle-mêle

mercredi 8 décembre 2010

J’ai toujours lu plusieurs livres à la fois. Cette semaine un peu de Jean Richepin (1849-1926), un peu de Laurent Tailhade (1854-1919), un peu de Jules Renard (son Journal à l’esprit étroit), et toujours du Montaigne, cette immense parlerie des Essais qu’on peut saisir à n’importe quel moment de son cours. J’aime passer d’une humeur à une autre, me réchauffer l’âme à différents feux (d’autant qu’il neige à ma fenêtre), m’enhardir d’une flamme ou capter les braises d’une prose qui s’éternise dans ses cendres.

Le hasard qui est aussi bouquiniste m’a mis entre les mains Braves gens, sous-titré roman parisien, de Jean Richepin, le célèbre auteur de la Chanson des gueux. Il y flotte je ne sais quel air mauvais garçon, quel air des « fortifs », là ou Paris meurt pour devenir autre chose d’innommable. Comme si la nuit qui s’approche devenait vite la contrebande du jour. A vous de juger, de lire ces phrases émotives qui semblent prendre tous leurs mots en filature. Voici comment s’ouvre cet ouvrage crépusculaire.

Tous les soirs, au moment où Yves de Kergouet quittait son petit café-concert de l’avenue des Ternes, les trois-quarts après minuit sonnaient à l’église Saint-Ferdinand; et c’est toujours avant une heure qu’il arrivait chez lui, rue Chevallier, à Levallois-Perret. Pourtant il n’avait pas l’air de courir. Même, il ne semblait pas marcher, tant ses pas faisaient peu de bruit sur le macadam, où l’on eût dit que ses gros souliers posaient des semelles de feutre. Il glissait plutôt, mais à longues enjambées. Cela, d’ailleurs, sans se forcer, naturellement. Car, s’il n’avait presque pas de buste, en revanche il était doué d’un compas fendu jusqu’au bréchet, ce qui lui donnait devant son piano l’aspect d’un faucheux aux grandes pattes repliées, et dans la rue, l’allure d’une sauterelle d’eau patinant à la surface d’une mare.

Ainsi, rapide et furtif, il dévalait jusqu’aux fortifications, prenait la route de la Révolte, puis enfilait une venelle qui coupait au court à travers des terrains vagues et des jardinets de maraîchers. Quoique le chemin fût dangereux, il ne s’en inquiétait guère, n’y ayant jamais fait de mauvaises rencontres. Et néanmoins, à certains jours, ce pauvre diable eût été de bonne prise, quand il avait touché le matin ses appointements d’organiste en second à Saint-Ursule de Passy, l’après-midi le prix de ses corrections d’épreuves chez l’éditeur Bernheim, et le soir son cachet mensuel de pianiste accompagnateur au café-concert de La Boule-Verte. Ces jours-là, il avait quelquefois en poche près de quatre cents francs, et il n’eût pas été difficile de les lui prendre, chétif et malingre comme il était. Mais il faut croire que son gibus colossal et son mac-farlane aux ailes battantes servaient d’épouvantail aux oiseaux nocturnes. Peut-être aussi les rôdeurs de barrière ne le voyaient-ils point. Il allait si vite, et se fondait tellement dans l’ombre, avec sa silhouette fantomale et chimérique !

Cette nuit-ci, toutefois …

J’aime le ton apache de cette page.

Le livre de Laurent Tailhade, Quelques fantômes de jadis, paru en 1920 chez un éditeur du 30 rue de Provence aujourd’hui disparu, s’ouvre par un portrait de Verlaine saisi dans sa misère quotidienne, qui erre entre le pont Saint-Michel et le carrefour de l’Observatoire. Avec de nombreuses haltes enivrantes de poésie et d’absinthe aux différents estaminets de la rue Saint-Jacques. De quels verres sortiront ses magnifiques poèmes dont il tient le tremblant gobelet ? Lisez plutôt cette prose fin de siècle.

Le 29 janvier 1896, dans le morne quartier de la montagne Saint-Geneviève, entre les jardins qui subsistent et les murs glacés du Panthéon, mourait un homme encore jeune, ignoré de ses voisins et méconnu de son portier. Un logis de hasard, hôtel meublé en proie à la vermine, repaire de chemineaux ou de malfaiteurs, avait accueilli l’heure suprême du vagabond, espèce de Juif errant dont la silhouette picaresque illustrait, depuis quelques années, les paysages nocturnes du Quartier latin.

C’était – disait Rachilde – « un homme pauvre et doux », intempérant aussi, que les promeneurs attardés rencontraient du pont Saint-Michel au carrefour de l’Observatoire, traînant ses chausses et battant l’estrade, toujours en pointe d’alcool, toujours à la recherche d’une taverne amie où boire un dernier verre, hôte des marchands de vin les moins recommandables, familier des bistros, membre de cette « académie » où l’on débite, rue Saint-Jacques, de l’absinthe en rasades, pour un prix consternant de bon marché et qui met le poison à la portée de tous. L’homme pérégrinait, du soir au matin, dans les endroits où l’on s’enivre. Un troupeau de disciples, gens altérés de gloire et de boissons fortes: pierreuses en cheveux, éphèbes dépourvus de linge, péripatéticiens aux ongles noirs, lui faisaient escorte de café en café, du vieux Procope au jeune Soleil d’Or, accompagnés, parfois, d’artistes, de curieux, de snobs littéraires, et de poètes venus là parce que la Muse, comme le feu, rend pur ce qu’elle touche. Et cela faisait un groupe incohérent, plein de mélanges bigarrés et d’éléments contradictoires, où Bibi-la-Purée, avec un abandon évangélique, tutoyait, vers deux heures du matin, Monsieur Robert de Montesquiou. Quant au promeneur, objet de ses rencontres, il faisait paraître une charpente vigoureuse, encore qu’il semblât vieilli, plutôt que vieux, infirme presque, moins par l’effort du temps que par les troubles d’une vie ardente, calamiteuse et discréditée. Il marchait, coiffé en lampion d’un feutre mou, éternellement cravaté d’un cache-nez gris sale, dont les bouts pendaient sur ses épaules à la façon d’une steinkerque. La jambe défaillante et courbée sur un bâton de trimardeur, il faisait involontairement songer à ces rôdeurs champêtres qui, sans labourer ni moissonner en aucune saison, courent les foires et les marchés, s’avinent à l’auberge et, de Pâques à la Saint-Martin, dorment à l’ombre des meules ou dans l’herbe en fenaison. Mais le visage, d’une laideur magnifique et surprenante, d’une laideur à la Socrate, populacière et divine, avec son beau crâne pareil à la coupole d’un temple, son front dévasté par le génie et la souffrance, avec, aussi, le clignotement goguenard des yeux obliques, démentait ce que l’homme pouvait avoir de rustique et de falot. Il mourut.

Pour rester dans l’époque, signalons à l’amateur ce remarquable folio classique, édité par Marie-Claire Bancquart, intitulé Ecrivains fin-de-siècle.

J’ai touché aussi un peu à l’oeuvre de John Clare, le magnifique poète paysan anglais né en 1793 à Helpstone (Northamptonshire). Assez lu pour aujourd’hui !

Michel Chaillou