L´enfance d´une voix

vendredi 6 octobre 2009

Je suis toujours le même, plus bouffon que gai, plus enflé que grand. Je fais des discours … et je fume des pipes… Pour écrire je n’écris pas ou presque point, je me contente de bâtir des plans, de créer des scènes, de rêver à des situations décousues, imaginaires, … drôle de monde que ma tête ! 

Flaubert à 17 ans dont j’épluche à nouveau la Correspondance, trois tomes dans la Pléiade, une voix encore dans l’enfance qui se cherche parmi les éboulis de lui-même et la pierre roule de ce qu’il énonce.

Quant à écrire, j’y ai totalement renoncé, et je suis sûr que jamais on ne verra mon nom imprimé. 

Chez lui, le désespoir avant l’espoir. Un exemple, ce malheur à Trouville, Flaubert a alors 13 ans.

Nous avons été à Trouville, j’ai ramassé beaucoup de coquillages, j’en garde un bon nombre pour l’ami des amis…

son copain Ernest Chevalier le destinataire de la lettre.

Que c’est beau la mer quand une belle tempête la fait mugir à mes oreilles .. Nous avons pris quelques bains de mer pendant trois jours.

La félicité, le bonheur, l’âme qu’on lave en même temps que le corps, une âme à peine écornée par la vie. Et soudain le malheur, le nuage qui couvre un poignant soleil.

Se baignait alors une dame, oh une jolie dame, candide quoique mariée, pure, quoiqu’à vingt ans. 

Le rôle de ce quoique, de ce couac, cette onomatopée du destin, dans l’art à venir de Flaubert.

Oh qu’elle était belle avec ses jolis yeux bleus ! La veille nous la voyions rire sur le rivage à la lecture que lui faisait son mari, et le lendemain comme nous étions tous revenus à Pont-L’Evêque nous avions appris … O douleur, Ô malédiction … qu’elle était noyée, oui noyée, en moins d’un quart d’heure …La vague l’avait emportée. 

Toute sa vie il cherchera la vague, ce brassage d’un absolu impétueux dans l’onde la plus paisible. Le trou que fait le malheur dans le bonheur le plus expressif. La beauté qui se racornit, devient du vieux cuir, l’âge qui grandit ses ombres dans la jeunesse la plus jeune. A dix-neuf ans, cet aveu :

L’existence après tout n’est-elle pas comme le lièvre, quelque chose de cursif qui fait un bond dans la plaine, qui sort d’un bois plein de ténèbres pour se jeter dans une marnière, dans un grand trou creux ? Mais c’est de l’avenir, de l’avenir surtout que nous parlions. Ô l’avenir, horizon rose aux formes superbes, aux nuages d’or, où votre pensée vous caresse, où le cœur part en extase et qui à mesure qu’on s’avance, comme l’horizon en effet car la comparaison est juste, recule, recule et s’en va. Il y a des moments où l’on croit qu’il touche au ciel et qu’on va le prendre avec la main, crac, une plaine, un vallon qui descend, et l’on court toujours emporté par soi-même pour se briser le nez sur un caillou, s’enfoncer les pieds dans la merde ou tomber dans une fosse. 

La puanteur de la beauté quand on la renifle de trop près. Le monde en perdition de Flaubert. On écrit les yeux au ciel, les pieds allant ils ne savent où …

Peu à peu, à lire et relire ces lettres d’enfance et de jeunesse un personnage se lève, étrange, amant du ciel bleu de la Méditerranée mais qui cherche obscurément le trou noir dans l’azur le plus azur. Il adore la Corse, n’y vit-il pas la Colomba de Mérimée, la vraie Colomba Carabelli, née en 1785 qui mourra à 96 ans, m’apprend en note cette remarquable édition de la Correspondance due à Jean Bruneau.

Cette patrie intérieure de Flaubert qui déjà s’esquisse, certes le bleu de la Méditerranée, l’Orient mais la boue normande dont les pieds s’empêtrent.

Qui me rendra les brises de la Méditerranée ? car sur ses bords le cœur s’ouvre, le myrte embaume, le flot murmure.Vive le soleil, vivent les orangers, les palmiers, les lotus, les nacelles avec des banderoles, les pavillons frais pavés de marbre où les lambris exhalent l’amour ! Ô, si j’avais une tente faite de joncs et de bambous au bord du Gange, comme j’écouterais toute la nuit le bruit du courant dans les roseaux, et le roucoulement des oiseaux qui perchent sur des arbres jaunes ! Mais nom de Dieu ! est-ce que jamais je ne marcherai avec mes pieds sur le sable de Syrie, quand l’horizon rouge éblouit, quand la terre s’enlève en spirales ardentes et que les aigles planent dans le ciel en feu. Ne verrai-je jamais les nécropoles embaumées où les hyènes glapissent nichées sous les momies des rois, quand le soir arrive, à l’heure où les chameaux s’assoient sous les citernes. Dans ces pays-là les étoiles sont quatre fois larges comme les nôtres, le soleil y brûle, les femmes s’y tordent et bondissent dans les baisers, sous les étreintes. Elles ont aux pieds, aux mains, des bracelets et des anneaux d’or, et des robes en gaze blanche. Adieu, je ne sais plus très bien ce que je dis. 

Et cette autre phrase, dans une autre lettre toujours au même Ernest Chevalier pour s’excuser presque de son lyrisme, de sa beuverie de mots :

Allons, maintenant me voilà lancé dans le parlage, dans les mots. Quand il m’échappera de faire du style, gronde-moi bien fort.

Et à côté de ce poème, la voix grasse du « Garçon », cette création burlesque de Flaubert et de ses camarades qui figure à la fois le bourgeois et le farceur bourgeois, celui qui se réjouit, se délecte, se fait du bien à la poitrine, au ventre , au cœur, aux entrailles, le vulgaire qui fume des pipes et crache dans le feu des cheminées. Un exemple saisi à 16 ans, dans une lettre toujours au même destinataire.

Voilà qui me réjouit, me récrée, me délecte, me fait du bien à la poitrine, au ventre, au cœur, aux entrailles, aux viscères, au diaphragme, etc.… Je ris, je bois, je chante, ah, ah, ah, ah, ah, ah, et je fais entendre le rire du Garçon. Je tape sur la table, je m’arrache les cheveux,  je me roule par terre, voilà qui est bon. Ah, ah, cul, merde. 

Cette voix qui gronde d’enfance pas encore perdue, cette voix Bouvard et Pécuchet, cette voix Bovary, cette voix échouée de l’Education sentimentale. A dix-huit ans il avoue :

Je ne désire plus qu’une chose, c’est d’aller passer toute ma vie dans un vieux château en ruines au bord de la mer. 

La mer, le ressassement, le reflux plus que le flux, la rancune des marée, le rêve au large, la légende qui se ruine avec le château en ruines, la bravoure des pierres porteuses d’une grande histoire qu’on dérange par son intrusion. Flaubert quoi !

Michel Chaillou