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L’Armée taciturne (suite) – Préface inédite à un roman jamais édité

En 2012, Michel Chaillou sollicité par un éditeur songeait à ressortir cette œuvre de jeunesse. Il en rédigea l'avant-propos puis renonça au projet.

AVIS AU LECTEUR

Il s’agit là de l’un de mes premiers écrits. J’avais trente ans, je sortais d’Algérie, de la guerre. J’enseignais comme prof de lettres dans un modeste bahut de province, à Montmorillon, dans la Vienne. J’avais loué pour l’année une maison au bord de la Gartempe, la rivière raisonnable qui divise cette pittoresque sous-préfecture. Je disposais d’un étage, car le deuxième sous les toits avait été condamné, sans doute réservé aux fantômes par mon inquiétante propriétaire, la veuve toujours en habits noirs d’un magistrat militaire qui espionnait ma jeunesse de toutes les fenêtres de sa villa mitoyenne. Je raconte d’ailleurs en partie tout cela dans un autre de mes romans, Le Dernier des Romains publié assez récemment.
C’était les années soixante, à l’automne, la saison qui a le plus de mémoire, et les morts autour de moi heureusement n’étaient plus que ces tas informes de feuilles jaunies que les arbres comme de grands fusils aiment amasser à leurs pieds. Je tressaillais alors d’un rien. Un vent un peu panique à un carrefour et je me retournais aussitôt, par crainte d’un autre genre de rafale, mes nuits étaient alors peuplées de djebels désolés, de douars à l’instant désertés par l’ennemi. Je ne m’accoutumais pas à cette paix des champs du centre de la France où pourtant seule l’averse s’avisait parfois de mitrailler mes carreaux. Ce fut dans ces conditions que je décidais à mes moments perdus, et Dieu sait qu’ils se comptaient alors par centaines, d’entreprendre un récit de mes dix-huit mois d’infortune sur la frontière tunisienne comme sous-lieutenant d’un régiment d’artillerie, avant d’être muté dans un état-major qui exerçait les pouvoirs civils et militaires dans la même zone, la ZEC, zone est-constantinois au bord de la mer bleue.

Ainsi naquit l’Armée Taciturne, l’une des premières œuvres de ma jeunesse qui fut refusée par tous les éditeurs, car de la guerre j’avais fait à mon insu une pastorale où l’ardeur des combats était remplacée par la politesse des ponctuations, le tout narré à mon grand ébahissement d’aujourd’hui dans un langage précieux qui paraissait vouloir masquer par l’abstraction de ses phrases la terreur vive de mes anciennes heures. Aussi comment un tel livre eût-il pu retenir l’attention des éditeurs ? Son anachronisme était flagrant. Au lieu d’écrire à bout portant, de décrire au plus près l’instant du coup de feu, son pittoresque de bazar, j’en reléguais au contraire la détonation dans les marges de mes phrases, quand il n’en reste plus que l’idée d’un éclair de mort, et presque sa poésie. Comme si tout en respectant les circonstances de l’horreur, le fusil à l’épaule, le revolver à la main, j’écrivais comme on tire à blanc. Rien n’y manque, sauf le trajet mortel de la balle qui va atteindre sa cible. De même pour les sentiments, on aime, mais les lèvres du héros embrassent l’absence de l’être aimé plus que sa présence. C’est un présent raconté avec les couleurs presque éteintes du passé. Tout s’est décoloré et même le décoloré reste la seule teinte discernable, celle de la solitude, car la solitude a aussi sa couleur quand tout a déjà eu lieu et qu’il n’en subsiste plus que le soupçon. Il se produit alors au mieux comme un désert des âmes. Les personnages n’existent plus que dans leurs fonctions : aide de camp par exemple, aumônier, leurs grades, général, etc. Ils miment à des degrés divers ce qu’ils ont été plus que ce qu’ils sont, ils se survivent dans le souvenir d’eux-mêmes comme exténués par leur mémoire : ce geste, ils l’ont déjà esquissé, cette parole a déjà été dite, d’où le mystère de cette unanime répétition qui les éternise dans leurs actes, cet automne de leurs vies qui a perdu à jamais ses étés et leurs différentes destinées rassemblées avec les fusils à chaque bivouac pour un destin commun.
Tout paraît en effet conté de fort loin, comme si par bienséance pour mes éventuels lecteurs le jeune homme que j’étais alors n’aspirait à n’en restituer que l’écho, mais un écho immémorial afin de réduire la peur à son concept, qu’elle ne soit plus qu’un mot, et même, pour en éloigner encore plus la terreur, prononcé jadis, des mois, des années auparavant, d’où le recours à un langage qui semble d’un autre siècle, qui ne soit plus qu’une mondanité de l’effroi.
Un reste d’épouvante chez moi sans doute ? Au lieu d’écrire la guerre, la franchise horrible des combats, j’avais choisi d’écrire le fantôme de la guerre, quand elle est devenue cette ombre usée que ne peut plus faire fondre aucun soleil.

Qu’avons-nous en effet à notre disposition dans ce livre? Une armée qui bouge comme un seul homme dans une contrée énigmatique, des intrigues d’état-major, un pouvoir porté à bout de bras par ces militaires d’une autre terre, des amours presque forcées et un immense silence chauffé à blanc par le désert. Et le désert où commence-t-il, en nous ou seulement dans nos yeux ? En effet où sommes-nous ? Et à quelle époque ? La rhétorique de l’épouvante l’emporte sur l’épouvante comme pour en ressusciter l’essence presque musicale. En fait, il s’agit d’un roman d’essence et non pas d’accidents. On a débouché le flacon funeste du malheur, et on attend que l’odeur s’en évapore, pour n’en garder que de vagues réminiscences. On flaire l’impossible dans cette chasse à ce qui fut. L’ennemi, que l’on devine partout, reste pourtant invisible. On le pressent plus qu’on le sent et c’est ce pressentiment que l’auteur écrit, plus qu’un roman, un pressentiment de roman, ce qui se passa auparavant et qu’insolemment l’on désire reproduire grain à grain, dans le sable de la page.
Comment conter au centre quand tout se déroule dans les marges ? En bref, nous convier, nous lecteur à une sorte de radotage de l’ineffable, à de l’aujourd’hui traité comme un hier, un autrefois, un jadis, d’où ce langage d’un autre siècle qui ne fut jamais vraiment vécu, cette imagination baroque du temps retournant sur ses pas pour en mesurer l’empan, et lire, déchiffrer une nouvelle fois, où ceux-ci naguère le menèrent, c’est-à-dire à la beauté éventuelle d’un conflit suranné, chargé d’années, quand ce qui apparaît maintenant ne parvient toujours pas à se défaire de ce qui fut !
Quoique débarrassé à jamais du service militaire, je faisais donc là mes toutes premières armes dans la fiction, mais le sentiment de la main qui appuie sur la gâchette s’était changé en cette notion alarmée d’une phrase qui dans son duel permanent avec l’imaginaire privilégie plus le geste que la détonation, les simulacres de l’histoire plus que l’histoire, la cérémonie, la poésie des traces plus que la présence active du marcheur, de celui, de celle qui les traça, et même pour élargir le débat, le vestige de ce qui naît presque avant sa naissance, la beauté déjà de la ruine à percevoir à l’avance dans le bâtiment neuf qui s’élève, le démodé déjà présent dans la mode, le passé qui affleure quand l’instant immédiat se repose et laisse les cernes agrandir l’œil de ses heures!

Michel Chaillou 2012

Michel Chaillou