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Le Bonhomme de craie ou Un hivernage pédagogique dans les neiges de la Seine-Saint-Denis

Feuilleton en dix épisodes paru dans le Monde de l'Education de janvier 1978 à novembre 1978

Ecrit du temps où Michel Chaillou enseignait les techniques d’expression à des étudiants en gestion de l’IUT de Saint-Denis. Comme le laisse entendre le chapeau, toute ressemblance avec son héros, Simon Noble, « n’a aucune raison d’être fortuite ».

Premier épisode

Où suis-je ? Qu’ai-je fait ?
Que dois-je faire encore ?

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Il se demandait parfois si parler Racine (Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ? Quel transport me saisit ?), si utiliser cette sorte de patois qui prête aux livres de belles lèvres, celles d’Hermione au cinquième acte, quand Lens se fait battre quatre à zéro par Magdebourg en coupe d’Europe de football, était la meilleure façon d’engager le dialogue avec vingt jeunes gens dans une salle crayeuse.

Mais il se réveilla roulé par la voix au chagrin dévorant, Ah ! ne puis-je savoir si j’aime, ou si je hais ?il ne mettait plus de cravate, après l’ascenseur, le café bu, les informations digérées, une femme dans la rue fit signe à quelqu’un derrière lui qui marchait. Le cruel ! De quel œil il m’a congédiée ?, il avait encore du savon aux oreilles, sur le périphérique nord des camions forts comme l’enfer le doublaient, le triplaient même, sa voiture, une Fiat 128, ferraillait ferme, le bruit féroce sous les deux tunnels s’épanouissait en fleur au-dessus du canal Saint-Martin, un coup d’œil sur la basilique de Saint-Denis et au terme de trois feux rouges, de plusieurs virages il clignoterait devant les étudiants, la gorge enrouée pour commencer son cours, une jeune fille remonte chaque matin du fond de la  Seine-et-Marne, d’autres habitent plus près, « on s’énerve, on a froid », disent-ils de leurs itinéraires, les visages s’offrent candides, un peu d’anxiété dans la lueur des yeux, comment tenir un discours cohérent ? comment, alors que galope en lui ce désir d’une ruine aux échos versifiés, les émouvoir d’une splendide bête grecque ? Errante, et sans dessein, je cours dans ce palaisCatherine écrit, Brahim marche dans son pays, Philippe, qu’il croyait malgache à cause d’une nonchalance ombragée, se révèle basque, étonné de la méprise, il rêvasse non loin de Michèle qui attend un enfant, on crie dans le couloir, la porte va s’ouvrir, manœuvrée d’une main d’air, personne, « un fantôme studieux », commente Simon Noble, tel est son nom, quant au surnom ? mouton frisé fut celui des années précédentes, sa plaisanterie se perd dans les sables de cet établissement technologique aux salles comme de grandes poches ballantes, « Hermione« , commence-t-il, à quoi bon expliquer ? l’envie le prend d’envelopper d’un manteau kabyle les personnages d’Andromaquecar Abdenour est originaire de Tizi-Ouzou, il l’interrogera un jour sur ses premières années, réponses expressives toutes mélancoliques, Simon aimerait bien ajouter bournous et babouches à cette population tragique respirant entre alarmes et soupirs, faire que l’aveu foudroyant de la brutale amoureuse profite d’une lumière portée à son comble. Semblait-il seulement qu’il eût part à mes larmes ? Et je le plains encore ? Et pour comble d’ennui, mon cœur, mon lâche cœur s’intéresse pour lui ? Est-ce toujours Saint-Denis ? l’avenue Lénine bordée de villas crêpées d’un deuil pas encore suivi ? Il y a du bleu, du blanc, des pierres, de la laine, celle des troupeaux broutant l’horizon, deux femmes aux abords d’un village parlent bouche à bouche, des oiseaux tombent vers leurs proies. Ah! qu’ai-je fait, Cléone ? Et que viens-tu me dire ? Il chanterait presque, un collègue une fois ne le déclara-t-il pas uniquement expert en bel canto ? Sély, le Laotien, le regarde à sa manière brumeuse, d’ordinaire silencieux ce garçon conta l’autre semaine une fable de son enfance, la fille aux cheveux de cendre, non un titre plus évocateur, sur le tableau noir subsistent des signes mathématiques, « Je peux effacer ? », dans dix minutes on leur enseignera la comptabilité, coincées entre l’autoroute et les avions du Bourget dont le ciel sursaute, ses paroles s’étiolent, « Hermione« , il écrit en même temps, la craie s’effrite, « Hermione »Hermione serait aussi une ville de l’Argolide », veut-il par ce geste au tableau retrouver une assurance perdue ? « Hermione d’après Strabon serait la localité la plus proche des enfers, si bien que ses habitants ne mettraient pas dans la bouche de leurs morts le prix du passage dû à Charon, estimant son travail insignifiant », brouhaha, une voix perce la cloison, quelqu’un dans la pièce voisine converse pédagogie, ricochet professoral à poursuivre de salle en salle, qui lança la première pierre ? un billet circule, Mahmoud assis légèrement de côté comme d’habitude se décidera-t-il à questionner ? Simon tente alors à l’aide d’un raisonnement vraiment tiré par les cheveux de ramener Hermione au centre de leurs préoccupations, ou du moins la mythologie qui paraît les intéresser. Brigitte réclama avant Noël une histoire des dieux, Simon leur conseilla Les Métamorphoses d’Ovide en livre de poche, engagea une lecture, aujourd’hui qu’une ville soit une femme le ravit, il avance une digression hasardeuse sur l’emmêlement du cadastre et du corps d’Hermione, des sourires montent, une tolérance amicale se peint sur les visages, il fonce, ombres  vertigineuses des arrière-cours,  qui  là-bas dans cet Orient scolaire se profile ? halète ? S’ils pouvaient un instant endosser l’allure d’Astyanax, fils du défunt Hector, s’épouvantant contre sa mère Andromaque des confidences et des douleurs cadencées, s’ils pouvaient, l’un d’eux mentalement parti a déjà refermé son classeur, aux fontaines de la tragédie s’égrène le chapelet inusable des gouttes d’eau, Simon clame, espérant que les noms fabuleux retiendront leur hâte, « Oreste, Pyrrhus, la scène est à Buthrot, ville d’Epire, dans une salle », ils sont debout, d’une voix changée Simon conclut : « Lire Racine pour la semaine prochaine », tintamarre des chaises, « avec un peu d’Eneïde dans une traduction de Pierre Klossowski, vous connaissez ?  » Il reste seul, n’arrivant à remettre son manteau. 

(A suivre) 

 

 

Michel Chaillou