Traductions

samedi 9 octobre 2010

J’aimerais attirer l’attention sur les collections bilingues, la littérature l’étant à mon avis par essence, bilingue, les mots d’une oeuvre s’ils parviennent à s’assembler en phrases n’effarouchent-ils pas, par l’immensité éventuelle de leurs sous-entendus, une autre langue sous-jacente, celle indicible de la beauté ? Pour moi, la seule langue que je puisse lire en dehors du français, c’est l’anglais dont j’ai une connaissance imprécise mais cette imprécision justement me sert, elle est comme une fumée du sens où j’erre, un oeil sur le texte original, un autre sur sa traduction. En ce moment, sur la prose décidée, décisive de The Northern woods d’Ernest Hemingway et sur les finesses nostalgiques de Scott Fitzgerald mais nostalgie de quoi ? de qui ? La littérature ne serait-elle pas réminiscence, souvenir paradoxal de quelque chose qui ne s’est pas encore produit ? une suite d’instants que la vie n’écorna pas encore et qui pourtant portent en coin de page le souvenir d’avoir été écornés. Ainsi de la mélancolie planante qui donne du style à L’après-midi d’un écrivain, nouvelle de ce dernier auteur (folio bilingue n° 124). Mais lisez plutôt.

The bus was a long time coming but he didn’t like taxis and he still hoped that something would occur to him on that upper-deck passing through the green leaves of the boulevard. When it came finally he had some trouble climbing the steps but it was worth it, for the first thing he saw was a pair of high school kids, a boy and a girl, sitting without any self-consciousness on the high pedestal of the Lafayette statue, their attention fast upon each other. Their isolation moved him and he knew he would get something out of it professionnally, if only in contrast to the growing seclusion of his life and the increasing necessity of picking over an already well-picked past. He needed reforestation and he was well aware of it, and he hoped the soil would stand one more growth. It had never been the very best soil, for he had had an early weakness for showing off instead of listening and observing…

Ce qui donne en français (dans l’excellente traduction de Suzanne Mayoux et Dominique Aury) ceci :

L’autobus tarda à venir, seulement il n’aimait pas les taxis, et puis il espérait encore avoir des idées, sur l’impériale, en passant dans les feuillages du boulevard. Quand le bus arriva enfin, il eut un peu de mal à escalader les marches, mais cela en valait la peine, car la première chose qu’il aperçut de là-haut fut un couple de collégiens, assis sans fausse honte sur le haut piédestal de la statue de La Fayette, tout occupés l’un de l’autre. Leur isolement l’émut et il sentit qu’il pourrait en tirer parti professionnellement, quand ce ne serait que par contraste avec sa propre existence, de plus en plus recluse, sa nécessité croissante de puiser dans un passé déjà surexploité. Il avait besoin de reboisement, il le savait fort bien, et il espérait que le terrain supporterait une plantation de plus. Son terrain n’avait jamais été idéal, parce qu’il avait eu, de bonne heure, tendance à faire le malin au lieu d’écouter et d’observer.

Michel Chaillou