La France fugitive
4e de couverture
Durant deux ans, Michel Chaillou, accompagné de sa femme, a sillonné les routes de France. A la fois journal de voyage et journal intime, ce livre est le récit de cette randonnée sentimentale. Mais que cherchent-ils au juste, ces voyageurs, entre Vesoul et Cassis, entre les rives de la Saône, la plaine de Beauce, la Bretagne et maintes autres régions ? Tout et rien : à se laisser absorber par le paysage, à prêter attention à l’anodin, à flâner entre le passé et le présent. La France fuit aux portières de la voiture, sur les bas-côtés. Comment la retenir ? En eux s’obstine le sentiment que ce pays aux données repérables en contient d’autres, plus secrètes, qu’une cartographie de ce qui ne se livre pas au premier regard reste à établir.
Extraits
Départ …
Le voyageur avant le voyage
A dire vrai, je n’ai jamais su partir. D’abord pour partir, il faut être là, or je suis tellement toujours ailleurs, distrait, préoccupé, filant ma laine … Ensuite quitter, s’en aller, tous ces mots qui tournent le dos, pas mon être. Même laisser tomber, plus vertical, ou foutre le camp, en dépit de son ambition lascive. Si je sors, c’est aussitôt pour effectuer un retour électrique sur le gaz, les robinets, des fois que la porte ? Elle ferme mal, n’importe qui peut s’inviter, occuper à notre place le canapé vert. Aussi qu’un départ s’approche, je m’obstine, m’arc-boute, résiste déjà en idée au train qui emporte, à l’avion qui soulève. Le quartier a beau me chanter : ainsi vous partez ? Je n’y crois guère. La corde se tend trop de mon âme pour que j’aille loin. Qu’elle casse, que ferais-je sans elle éperdu par les routes ? Elle seule sait mon nom et ce que je dois répondre. Au réveil, quand je lui réclame mes papiers, je n’ose demander ce qu’elle fit de la nuit, à voir les cernes qui agrandissent mes yeux. C’est une vieille âme qui exige des égards, depuis bientôt soixante ans qu’elle et moi on couche ensemble. Cependant, il me reste dans l’esprit un vague soupçon, l’amorce de contrées évasives dont mes jambes au lever se dérobent. Là que j’aimerais aller ? Mais y part-on ? Avec de la chance, on y arrive.
Un peu plus loin …
Nos heures au café Ricou
Monseigneur Claverie, l’évêque d’Oran, assassiné jeudi dernier en Algérie. On apprend cette horreur par les grosses manchettes de La Dépêche du Midi qui traîne sur une des tables de Chez Ricou, café où nous buvons une de nos fameuses menthes à l’eau. Une bombe déposée contre l’évêché et déclenchée à distance. On doit être samedi 3 août, ou plutôt dimanche en fin d’après-midi ? Une brusque chaleur, sans doute montée de Saint-Affrique, a rendu nécessaire le ventilateur.. A-t-on déjà été à Nages ?Il me semble qu’une route nous préoccupe, nous tourne sur nos chaises. On reste abasourdis, encore hantés par le désert de l’heure à Moulin-Mage, à Murat-sur-Vèbre où un banc atrocement bleu jure à côté d’un pont. Pas un chat, des maisons en tous sens qui se dévisagent. Mais on a viré longuement autour d’un lac, stoppant devant un restaurant pour considérer de haut le menu, trop salé pour tant d’eau douce. Les lacs m’ont toujours paru un peu funèbres, celui de Lauzas, quoique fort plaisant, n’échappait pas à la règle. A Sauyères de magnifiques ténébreux sapins. On s’y obscurcit un moment. Je prends une photo du néant de la route avec comme flash son lointain lumineux vers La Salvetat-sur-Agout, qu’on n’abordera pas ce jour-là, petite ville à remparts ensoleillée sur son promontoire. Michèle exige que nous revenions sur nos pas, car nous parcourions de toute évidence la région des mégalithes, et d’ailleurs elle en pressent un très très proche, ferme dans ses convictions, prêt à nous défier de son arrogance dans un repli de terrain. Sans doute que la Twingo y mit aussi du sien, car on eut beau tourner, revisiter l’air de tout, de rien, s’attarder, le temps d’interroger muettement l’église obscure de Nages, impossible de découvrir le moindre soupçon de menhir, de dolmen. Moi, de retour dans notre chambre, m’apercevant en reconsidérant la carte qu’un de ces monologues de pierre avait eu l’outrecuidance de se planter juste à notre porte, au Thyoïs, à la sortie de Lacaune, sur la D 622. — On retournera à pied le voir, me fit alors promettre Michèle farouche. Je devine alors que mes vrais ennemis au cours de ce séjour seront lesdits menhirs et aussi hélas les rochers titanesques du Sidobre, boules de granit heureusement roulées un peu loin, du côté de Castres, de Burlats, du Chaos de la Resse. Elle m’explique déjà, tout en sirotant perverse sa menthe avec une paille, qu’il existe deux sortes de circuits pour visiter le Sidobre, qu’elle veut bien me concéder le plus court qui n’occupe que trois heures par Lacrouzette, le Roc de l’Oie,Vialavert …